Vers un monde du travail plus humain
Pour Marielle Dumortier, médecin du travail, le monde du travail est devenu fou ! Et, avec la crise sanitaire, la souffrance des salariés augmente et les conditions de travail se dégradent. Interview.
Marielle Dumortier est médecin du travail depuis 1985. Elle tient une consultation de souffrance au travail à l’hôpital intercommunal de Créteil depuis 2010. Elle est autrice du livre Le monde du travail est devenu fou ! , éd. du Cherche midi.
Pourquoi écrire un livre sur le monde du travail, aujourd’hui ?
Après trente-cinq ans au service de la médecine du travail, j’ai éprouvé le besoin de témoigner, d’expliquer ce qu’est mon métier et mon rôle. Car les conditions de travail se dégradent. Les salariés dans nos consultations nous le disent ou l’expriment avec leurs maux. Ils nous expliquent qu’il faut toujours en faire plus, mais avec moins de moyens, humains notamment. Et surtout travailler vite, s’adapter au changement rapidement. Et c’est vrai dans tous les milieux professionnels. Au bout d’un moment, ça casse. Et cette dégradation des conditions de travail se traduit par des troubles musculo-squelettiques (Tms), en augmentation, des lombalgies, une surcharge mentale qui peut entraîner des troubles divers, comme des insomnies, voire un burn out et aller même jusqu’au suicide. Les femmes et les jeunes en payent le prix fort. Et, je dirai que la crise sanitaire a encore aggravé la situation.
C’est-à-dire ?
Cette période, où le climat est extrêmement anxiogène, rajoute de l’angoisse, des contraintes… Confinement, couvre-feu, reconfinement… Les entreprises ont dû pour la plupart, organiser dans la précipitation en mars dernier, le télétravail. Ce qui n’a pas été sans conséquences sur les salariés, qui eux-mêmes ont dû réorganiser leur vie professionnelle et personnelle.
Pour vous, le télétravail n’est pas la panacée ?
Il a été vécu au début, pour certains salariés, comme une bonne solution : moins de temps perdu dans les transports, un emploi du temps que l’on pouvait gérer plus librement… Mais il avait aussi son côté négatif : la perte de frontière entre la vie privée et la vie professionnelle et des problèmes purement matériels d’organisation, liés à l’espace. Des salariés (surtout des femmes) ont été obligés de se mettre sur la table à repasser ou sur leur lit pour travailler, et avoir en plus la charge des enfants à gérer. Au moment du déconfinement, les salariés ont fait part aux médecins du travail, de toutes les angoisses dues au retour dans l’entreprise avec la peur du virus, de la maladie… Certains étaient tombés vraiment dans des anxiétés pathologiques.
Maintenant avec le retour au télétravail et le reconfinement, les salariés nous disent que le contact avec les collègues leurs manque, ainsi que les rencontres autour de la machine à café… Le collectif est nécessaire. En fait, c’est un équilibre qui est à trouver par les entreprises. C’est un nouveau mode organisationnel à mettre en place. Le danger est que le collectif étant globalement très dégradé dans les entreprises, le télétravail devienne une forme dégradée d’emploi. Il faut réinventer de nouveaux échanges pour ne pas déshumaniser l’entreprise.
Que disent les salariés en souffrance dans vos consultations ?
Ils me disent qu’ils sont épuisés, qu’on leur en demande beaucoup trop. Autrefois, quand un salarié se plaignait de son travail, c’était toujours parce qu’il y avait trop de bruit, ou parce qu’il levait des charges trop lourdes… Aujourd’hui, c’est : « Je suis épuisé(e), docteur, on m’en demande trop. » C’est plutôt la charge mentale qui est mise en avant, ainsi que le manque de reconnaissance de leur travail et d’eux-mêmes.
Je vois de plus en plus de jeunes salariés submergés par leurs tâches et qui ne parviennent pas à maîtriser cette tension. Certains sont si effrayés à l’idée de perdre leur emploi qu’ils sont capables de continuer à travailler bien plus que leur santé ne le permet.
Quel est votre message ?
Je demande aux entreprises de prendre leurs responsabilités dans le problème de la souffrance au travail, alors qu’elles ont tendance à reporter la faute sur le salarié. Il faut arrêter de dire aux salariés : « Aidez-vous vous-mêmes à gérer votre stress. »
C’est aux entreprises de donner de bonnes conditions de travail à tous les salariés pour que, justement, ils ne puissent pas rentrer dans la maladie. Et il ne faut pas reporter la faute sur le salarié ou lui faire peur à cause de la crise économique. Le plus important est de remettre l’être humain au cœur des préoccupations.
Je dis aux salariés que, s’ils sont en difficulté dans leur entreprise, dans leur travail, il ne faut pas hésiter à aller voir un médecin du travail, en dehors des visites obligatoires. On est là pour écouter et soigner. Le contact du médecin du travail doit être affiché et à la disposition de tous les salariés en entreprise.
Viva magazine Marilyn PERIOLI