[Parole d'expert] Gwenola Joly-Coz, 1ère présidente de la Cour d'appel de Poitiers
Seuls 4 agents sur 10 estiment disposer de bonnes conditions pour travailler. Quel est votre regard sur ce résultat ?
En tant que responsable d’une structure, je suis convaincue qu’il est primordial d’entendre ce que les agents ont à nous dire. Pour comprendre et pour agir, il faut commencer par écouter ! Cette perception s’explique certes par un manque d’attractivité du cadre de travail – certains sites sont vétustes – et par une charge de travail très lourde.
Mais surtout, je pense que les agents expriment une perte de sens envers une mission qu’ils souhaitaient exercer. La raison tient à l’injonction paradoxale face à laquelle tous et toutes sont placés : faire toujours plus, toujours plus vite tout en servant mieux les justiciables. Il résulte de cette contradiction une « qualité empêchée », qui génère frustration et souffrance au travail.
47% des magistrats font état de conditions de travail insatisfaisantes, liées au manque de moyens. Quelles sont les pistes pour remédier à cet état de fait ?
Sans nier ce manque criant de moyens, matériels et humains, auquel il nous faut remédier, l’amélioration des conditions de travail passe également par un changement d’état d’esprit chez les managers. Dans la relation que je cherche à établir avec chaque agent, deux valeurs me guident : la confiance et la considération.
L’idée est bien de créer une relation authentique qui dépasse les seuls échanges professionnels afin d’embarquer et de fédérer l’équipe. Elles fondent la gouvernance humaine que je m’emploie à construire. Par ailleurs, je crois beaucoup à l’attention individuelle, qui se manifeste, par exemple, au travers des activités de yoga, de sophrologie et de chorale que j’ai mises en place dans mes postes successifs. Loin d’être anecdotiques, elles contribuent au bien-être et donc à la cohésion.
Vos travaux intellectuels sur la place des femmes dans l'histoire du monde judiciaire ont été récompensés par la mention spéciale du Grand Prix de l'ENM 2021. Dans quel cadre s'inscrivent-ils ? Plus globalement, dans votre métier de magistrate, la question des équilibres de vie pèse-t-elle toujours plus sur les femmes ?
Je m'efforce de lutter contre l'invisibilisation des femmes pionnières de la justice en faisant leur portrait. Pour prendre un exemple, le nom de Charlotte Béquignon-Lagarde, première femme magistrate, a été effacé sans même parler de son visage ! J'entends lui rendre la place qui aurait dû d'emblée être la sienne, en collectant des témoignages et des documents, tels que des photos, afin de la sortir de l'oubli avant qu'il ne soit trop tard.
Pour aujourd'hui, les enquêtes démontrent, chiffres à l'appui, que les femmes continuent à investir l'entretien de la maison et l'éducation des enfants davantage que les hommes. Certes, des avancées récentes ont eu lieu, en particulier le congé paternité, que nous devons d'ailleurs à la mobilisation des femmes. Toutefois, la charge mentale d'organiser la vie familiale repose toujours majoritairement sur elles.
Dans nos métiers judiciaires, l'univers carcéral, la police ou la magistrature, cette charge s'ajoute aux pressions particulièrement fortes auxquelles nous sommes exposées professionnellement. Pour prendre un autre exemple, la question des normes de fonctionnement s'avère non neutre. Dans la magistrature, la mobilité géographique reste un fort accélérateur de carrière. Or, alors qu'un magistrat n'hésite pas à s'engager dans un célibat géographique, qui le sépare de sa famille pendant la semaine, une magistrate refuse la plupart du temps de s'éloigner de ses enfants, mettant ainsi un frein à son avancement.
Quels sont pour vous les leviers à activer pour améliorer durablement l'équilibre vie professionnelle / vie personnelle des femmes ?
Là encore, il nous faut raisonner différemment. Dans la magistrature, qui compte 70 % de femmes, mais seulement 25 % en responsabilité, c’est une nécessité. L’institution doit notamment mieux les accompagner durant « la décennie des bébés ». En effet, les femmes sortent diplômées de l’École nationale de la magistrature autour de 27-28 ans et pendant 10 ans, elles vont mettre au monde des enfants. Au lieu de les pénaliser, il faut les aider à mieux gérer ce moment de vie.
Bien organisé, le télétravail est une voie prometteuse, à condition de se conjuguer harmonieusement avec les temps de présence sur site indispensables à la socialisation et à l’épanouissement des femmes. Loin de les réassigner à la sphère domestique, il s’agit de leur faire confiance sur leur aptitude à s’organiser, et de les soutenir le plus concrètement possible. C’est dans ce but que j’ai pour objectif d’ouvrir une crèche pour accueillir les enfants des agents de la Cour d’appel de Poitiers.
- Juge d'instruction durant 7 à Saint-Nazaire puis à Cayenne en Guyane
- Membre fondatrice de l'association " Femmes de Justice " en 2014 et membre du Siècle des Femmes depuis 2017
- Trois fois présidente de tribunal (Mamoudzou à Mayotte, Thonon-les-bains et Pontoise).
- Première présidente de la Cour d'appel de Poitiers depuis octobre 2020.
- Mention spéciale du Grand Prix de l'ENM 2021 pour ses #travaux sur les femmes pionnières dans le #monde #judiciaire.