Procureur général près la cour d'appel de Pau : rencontre avec Éric Tuffery
Après 35 ans de carrière au parquet* dans des postes diversifiés, Éric Tuffery est procureur général près la cour d'appel de Pau depuis 2021. Face aux nombreuses mutations de l'environnement juridique, il porte la vision d'une justice pénale efficace et humaniste.
Rencontre avec un homme de justice.
*Il y a deux catégories de magistrats. Les magistrats du siège : magistrats qui exercent la fonction de juger, qu'on appelle juges, et les magistrats du parquet : magistrats qui n'exercent pas la fonction de juger, qui sont les procureurs et les substituts.
Que vous inspire le mot juste ?
C’est une question difficile, car c’est un mot, complexe et chaque individu va y mettre un peu de sa propre existence ! Je pense d’abord que le mot « justice » doit peut-être se concevoir en écho avec celui d’« équité » même si un magistrat doit évidemment d’abord appliquer la règle de droit. Ensuite, lorsque vous êtes en responsabilité, il faut tendre à être juste dans les arbitrages, juste dans la place que vous occupez dans la société aussi !
C’est un équilibre entre exercice et pouvoir, faire preuve d’autorité sans verser dans l’autoritarisme. La recherche du juste, c’est, selon moi, réussir à identifier ceux qui sont en difficulté, et voir comment les aider, selon les moyens dont on dispose.
Comment votre parcours professionnel s'est-il construit ?
J’ai toujours eu un parcours de parquetier et n’ai jamais voulu exercer au siège. La mobilité est un point clé pour avancer dans ce type de carrière et je pense qu’en début de carrière, il faut savoir sortir de sa zone de confort.
En sortant de l’école, j’ai débuté en 1988 comme substitut à Thionville, en Moselle. C’était très formateur, car c’est un ressort frontalier avec une problématique particulière liée au trafic de stupéfiants. Je suis ensuite allé à Rochefort dans un parquet composé de deux personnes, qui avait notamment la compétence exclusive en matière de mineurs pour l’ensemble de la Charente-Maritime.
Ce fut une expérience très exaltante, car quand le procureur n’était pas présent, j’étais procureur de fait.
Puis, j’ai exercé ensuite à Nantes où je suis resté neuf ans. En 2003, je suis arrivé à Saumur, en tant que procureur, puis ai été nommé à Quimper et à Saint-Denis de La Réunion. Depuis 2021, je suis procureur général à Pau.
Pouvez-vous décrire votre attachement à votre métier ?
Je suis très attaché à la fonction de parquetier. Le juge décide, le procureur poursuit et requiert une peine en tenant compte de la nature des faits et de la personnalité de l’auteur. Mais un magistrat du parquet désormais doit aussi veiller à mettre en œuvre la multitude de réponses alternatives pour traiter les faits de faible ou moyenne gravité. Au parquet, vous êtes confronté à la misère qui n’est pas seulement financière. À la place qu’est la nôtre, on doit arbitrer dans des situations très différentes, on agit pour que des faits graves trouvent une réponse.
Je pense qu’il faut en permanence s’interroger sur ce que devra être la bonne réponse face à une violation de la norme pénale. C’est ce qui fait le « sel » de notre métier et ce qui en fait aussi la difficulté. Je suis ainsi convaincu que dans une société de plus en plus violente, le parquet doit rechercher l’utilité sociale de son action. En ce sens, nous avons d’ailleurs engagé une expérimentation qui est en cours avec l’Institut français pour la justice restaurative (IFJR), également basé à Pau. La justice restaurative s’inscrit dans un processus volontaire dont l’objectif est l’instauration d’un dialogue respectueux entre auteurs et victimes d’infractions.
Un évènement qui vous a marqué ?
Quand j’étais en poste à la Réunion, j’ai été appelé en 2020 pour l’assassinat par leur père de trois enfants. Je m’étais pourtant déjà déplacé sur des scènes de crime et en début de carrière, je m’étais obligé à assister à toutes les autopsies.
Trois petits garçons avaient été tués par leur père qui avait aussi tenté de tuer un quatrième enfant, sa fille aînée. Ces trois garçons avaient entre 1 et 5 ans. Sur la scène de crime, il y avait beaucoup de policiers qui avaient des enfants de cet âge, c’était une situation émotionnellement très lourde.
La mémoire de ces trois enfants morts reste forcément marquante. Ainsi, quelle que soit son expérience, je pense qu’on a le droit d’être marqué par un événement.
Il faut reconnaître à chaque magistrat le droit à une certaine pause quand il est confronté à une situation particulièrement difficile.
Quelles sont les valeurs qui vous guident au quotidien ?
D’abord la loyauté, car pour appliquer la loi, il faut être loyal et se mettre en situation pour écouter les autres. D’ailleurs le mot « audience » le décrit très bien : c’est le dernier moment d’écoute de tout un processus. Je pense aussi qu’il faut accepter le droit à l’erreur, et le droit au doute.
Pour faire le bon choix, il faut avoir préalablement un doute et donc forcément se poser toujours la question : « La décision que je vais prendre est-elle la bonne ? » Il faut se méfier des certitudes absolues. Le respect et la maîtrise de soi sont aussi des valeurs qui me guident au quotidien.
Un conseil à donner à de jeunes professionnels ?
J’en citerai trois : essayer d’être mobile en début de carrière, confronter sa pratique professionnelle à des magistrats expérimentés et savoir entendre les attentes de nos partenaires. Il faut être particulièrement vigilant et à l’écoute de ses collègues, dont ceux des greffes. En résumé, il faut être mobile géographiquement et ouvert aux autres.
Comment voyez-vous l'évolution de votre activité ?
Déjà avec les nouvelles technologies en place – mails, smartphones, télétravail – nous assistons à une accélération du temps. Le droit écrit s’applique à des situations réelles avec des outils techniques
qui doivent permettre de réduire le temps de traitement, mais qui conduisent à une intensification de l’activité. L’intelligence artificielle (IA) est un autre enjeu essentiel et inéluctable. Aujourd’hui, l’IA a déjà la capacité de permettre la rédaction de conclusions.
Permettra-t-elle aux magistrats du parquet de rédiger des réquisitoires définitifs, des rapports ? Il est permis de le penser. Mais l’IA devra être pensée comme une aide au travail, pas comme se substituant à l’action humaine. Par exemple, si un parquetier doit lire 10 000 pages d’un dossier, l’IA pourra peut-être lui permettre d’identifier les seules pièces utiles à la réflexion et à l’analyse et lui proposer un projet de document.
Le facteur humain restera primordial dans tous les cas. Le robot ne devra jamais remplacer le magistrat qui lui seul restera maître de la décision, car lui seul comprendra les enjeux humains d’un procès pénal ou civil.
Votre mutuelle a 80 ans cette année, qu'est-ce que cela vous inspire ?
La protection sociale française est critiquée aujourd'hui, pourtant le modèle social français est plutôt bien fait. Les risques sont bien pris en charge. Cette protection sociale qualitative s'est bâtie en partie grâce aux mutuelles, ne l'oublions pas.